UMR CNRS 6211


I
nstitut de Recherche Européensur les
Institutions et les MARchés (FR7)


Mardi 16 mai 2006 - amphi 1 (changement d'amphi) - à l'Institut de Gestion de Rennes, 11 rue Jean Macé, Rennes

Emergence des normes, aspects cognitifs et sociaux

Matin 11h45 - 13h15

1.  Introduction générale : Denis Phan (CREM, Université de Rennes 1)

2.  Fédéric Nef (EHESS et Institut Jean Nicod, philosophe)
« En quel sens peut-on dire que les normes sont émergentes ? »

3.   André Orléan (EHESS, PARIS-Jourdan Sciences Economiques, économiste)
« Genèse conceptuelle et genèse historique de la monnaie »

Après midi 1 : 14h30 - 16h30

4.  Claude Didry (IDHE, ENS Cachan, sociologue)
« Cognition et émergences de normes européennes, dialogue social et marché intérieur au moment de la Présidence Delors »

5.  Bénédicte Reynaud (PARIS-Jourdan Sciences Economiques, économiste)
« Usages, interaction des pratiques et émergence de la signification : un point de vue wittgensteinien sur les règles »

6.  Pierre Demeulenaere (Université de Nancy et GEMAS, Université de Paris IV,  sociologue)
«  L’analyse sociologique de l’émergence des normes est-elle normative ? »

7.  Emmanuel Picavet* (NoSoPhi, Université Paris I, philosophe)
 & Caroline Guibet Lafaye (NoSoPhi , Université de Zurich, philosophe)
« L'émergence de l'interprétation des normes ».

Après midi 2 : 16h45 - 18h45

8.   Jean Lassègue*, Yves Marie Visetti (CREA-Ecole Polytechnique, Philosophes)
 & Victor Rosenthal (EHESS Celith / Modyco Université de Paris 10)
« émergence de normes et économique symbolique »

9. Yves Saillard (LEPII, Université Pierre Mendès France de Grenoble, économiste)
 & Roger Waldeck
(ENST de Bretagne & ICI, Université de Bretagne Occidentale, économiste)
« comportements et dynamique économique des normes »

10. Nicolas Baumard (Institut Jean Nicod, sciences cognitives)
« L’émergence des normes dans une perspective naturaliste

11. Benoît Testé, Gérard Guingouain & Alain Somat (LAUREPS,  Université Université Rennes 2 - Haute Bretagne, Psychologie Sociale)
« Processus cognitifs et normativité sociale »


Motivation

Ce workshop réunit des philosophes, des sociologues et des économistes intéressés par les aspects cognitifs et sociaux de l’émergence des normes. La notion de norme est polysémique et renvoie à des approches variées au sein des disciplines qui constituent les sciences de l’homme et de la société. On peut ainsi les aborder selon un point de vue individuel ou collectif, ou encore insister sur les interactions ou les structures à travers lesquelles elles se manifestent. Elles peuvent être formelles et institutionnalisées, comme les normes juridiques (ou techniques) ou plus informelles, comme les normes éthiques. Elles peuvent reposer sur la contrainte externe ou sur des valeurs partagées. Enfin se posent des problèmes liés à leur enracinement et à leur interprétation.

Lorsque l'on parle « d'émergence » de normes, on se réfère d’abord généralement a une approche « bottom-up » de type individualisme méthodologique, selon laquelle les normes seraient le produit des interactions individuelles, mais des effets en retour sur les individus peuvent être aussi identifiés. Il y donc a lieu de distinguer entre d’une part le processus d’émergence lui même, dont les conséquences ne sont pas nécessairement accessibles aux acteurs tant qu’ils n’en ont pas conscience, et d’autre part, la stabilisation d’une norme, qui implique une prise de conscience et parfois l’identification de fonctions nouvelles. Ces deux perspectives relèvent de deux approches différentes. Ainsi, la prise en compte de la complexité inhérente aux phénomènes cognitifs et sociaux pourrait-elle rendre possible et même nécessaire l’articulation d’une approche individualiste « sophistiquée », qui intègrerait pleinement le rôle des valeurs et des croyances sociales (sans exclure la possibilité de déterminants ou de supports d’analyse infra-individuels), avec une approche plus « holiste » reposant sur le rôle de structures et d’objets « sociaux » dont le mode d’existence dépendrait bien des fonctions cognitives des individus qui en sont les seuls « porteurs », mais dont les propriétés ne pourraient être caractérisées qu’au niveau social. Les exemples retenus porteront en particulier sur le travail et la monnaie.

 


RESUMES


André Orléan
EHESS, PARIS-Jourdan Sciences Economiques

« Genèse conceptuelle et genèse historique de la monnaie »

Mon intervention a pour but de réfléchir aux relations existant entre deux types de pensée des normes : ce qu’on peut appeler « genèse conceptuelle » qui vise à comprendre ce qu’est la norme, le rôle qu’elle joue dans une société donnée, et ce qu’on peut appeler « genèse historique » qui vise à étudier la manière dont la norme accède à l’existence sociale. Pour ce qui est du rapport monétaire, on constate une étroite imbrication de ces deux types d’approche dont l’exemple le plus abouti nous est donné par le justement fameux article de Karl Menger, intitulé « On the Origin of Money » (1892). C’est un même principe, « die Absatzfähigkeit », qui rend compte de la nature de la monnaie et de sa naissance. Il nous semble pourtant que ces deux questions ne relèvent pas du même registre d’intelligibilité. Pour mener à bien cette réflexion, nous nous appuierons sur l’exemple de la monnaie.


Frédéric Nef
EHESS et Institut Jean Nicod

 "En quel sens peut-on dire que les normes sont émergentes ?"

Mon intervention portera essentiellement sur le concept d'émergence appliqué aux normes, dans le cadre d'une ontologie sociale. Il s'agira notamment d'examiner à propos de l'émergence des normes les deux implications habituelles des théories de l'émergence : reconnaissance d'une pluralité de niveaux d'existence d'une part, caractère imprévisible des propriétés émergentes d'autre part. plus spécifiquement cela débouche donc sur deux questions : a) le social est-il un niveau d'existence ? (ou: quel est le mode d'existence du social ?), b) les propriétés sociales (ou les propriétés du social) sont-elles imprévisibles ? Cette intervention s'appuiera sur un travail en cours mené avec Pierre Livet (CEPERC, Aix-en-Provence)


Claude Didry
IDHE - ENS Cachan

 « Cognition et production de normes européennes : Delors, le marché intérieur et le dialogue social européen »

 L’hypothèse du « droit social » avancée par Gurvitch repose sur un lien de causalité entre la Société (et un état de l’organisation économique) et certains corpus juridiques (comme le droit du travail et le droit international), faisant ainsi apparaître les boîtes noires que constitue l’explication des comportements et des faits sociaux par des causes n’ayant pas le statut de « raisons » (cf. Boudon 1999). Réfutant l’ « l’hypothèse du droit social », les normes légales se caractérisent par le fait qu’elles sont le résultat de l’activité collective de représentants (dans une démocratie représentative), orientée par le projet d’arriver consciemment à une règle de droit qui s’impose comme référence pour l’organisation des activités sociales : la législation.

Dès lors, se pose le problème de la rationalité des agents producteurs de normes. Dans la perspective de rationalité instrumentale que reprend fréquemment l’économie publique, le législateur se présente comme responsable de « choix sociaux » visant à un optimum collectif des utilités individuelles. L’ « innovation institutionnelle » (Boudon 1999) qui se trouve au cœur de l’activité législative se laisse cependant difficilement ramener à un « choix » instantané et en toute connaissance de causes, à information parfaite sur une situation évidente et en considération des seules conséquences de la règle adoptée. Elle se fonde, la plupart du temps, sur une activité d’enquête (cf. Weber 2004 (1917)) en vue de produire la réponse légale la plus adaptée au problème identifié à travers les données collectées au cours de l’enquête. Le lancement du dialogue social par Delors en 1985 apparaît à cet égard comme une situation radicale pour observer une activité de débats et d’enquête portant sur l’identification du système social problématique (le « grand marché intérieur ») au sein duquel la recherche de principes et de mécanismes fondateurs d’une démocratie sociale prend sens dans un second temps. Notre contribution (reprenant des éléments présentés dans Didry et Mias 2005) vise à voir jusqu’à quel point la « rationalité axiologique » avancée par R. Boudon permet de rendre compte du processus qui mène des entretiens de Val Duchesse dans les années 1980, à l’activité législative des années 1990.

 Références :


Bénédicte Reynaud
PARIS-Jourdan Sciences Economiques

 « Usages, Interactions des pratiques et émergence de la signification : un point de vue wittgensteinien sur les règles économiques »

Pour Wittgenstein, la signification d’une règle se constitue dans l’usage. Comme la plupart des aphorismes, cette formulation radicale de Wittgenstein n’exprime pas toutes les nuances de sa pensée. Plusieurs questions se posent lorsqu’il s’agit d’étudier les règles économiques. Tout d’abord, il est indéniable que la règle a un effet, même minime, sur les comportements, et par conséquent sur les pratiques et leurs interactions. Ensuite, d’où viennent les usages si ces derniers n’émergent pas des règles ? Enfin quelles sont les relations entre les usages et les pratiques ? Dans le prolongement de mes recherches sur les règles économiques, la présente contribution tente d’apporter certains éléments de réponse fondés sur l’analyse d’exemples réels.


Pierre Demeulenaere
Université de Nancy 2 & GEMAS

 « L’explication des normes sociales est-elle normative ? »

La différence entre la perspective de la sociologie cognitive avec une sociologie de type « choix rationnel» (au sens où cette notion s’est développée dans les sciences sociales) tient à l’intervention de croyances dans l’organisation de la vie sociale. Ces croyances doivent être conçues comme étant de rang supérieur à l’exercice de la rationalité instrumentale, puisque même celle-ci présuppose des croyances (sur l’efficacité des moyens, sur la légitimité des fins). En même temps, ces croyances elles-mêmes peuvent être considérées comme obéissant à un critère de rationalité (c’est du moins une hypothèse à explorer), qui a pour effet que ces croyances sont perçues comme pertinentes par les acteurs. Le problème est alors, par-delà la description de ces croyances, de les expliquer : or si les croyances descriptives semblent pouvoir être aisément expliquées en termes de rationalité, les croyances ayant pour objet des normes sont plus complexes à interpréter. Il s’agit donc d’essayer de déterminer des critères de rationalité qui permettent de manière univoque (qui ne soit pas ad hoc) de rendre compte des croyances normatives des acteurs; ces normes de rationalité doivent être recherchées du côté du « sens » de processus d’interaction de base constitutifs de la vie sociale, comme justifier, décrire, préférer etc. Ces actions sont référées à des concepts qui sont affinés  au fur et à mesure de l’évolution sociale elle-même. Ce type de concepts est formalisé et précisé par les auteurs de la tradition sociologique. Ils permettent de rendre compte de la formation de normes sociales reposant sur certaines croyances. Dès lors se pose toutefois le problème de la normativité de ces explications. L’exposé soutiendra que les explications normatives ont une dimension normative elles-mêmes, car, non seulement elles s’appuient sur des concepts qui ont une signification normative,  mais elles sont inévitablement amenées à prendre position sur la nature des normes et des croyances, et ne sont donc pas neutres à leur égard. L’exposé prendra appui sur l’exemple des normes encadrant la vie économique pour illustrer les différents points mentionnés.


Caroline Guibert Lafaye*, Emmanuel Picavet**
NoSoPhi , *Université de Zurich et **Université Paris I

« L’émergence de l’interprétation des normes »

Cette communication vise à poser des jalons pour l’analyse de certains des mécanismes par lesquels émergent des interprétations de principes de référence offrant un cadre à des interactions politiques ou politico-économiques.

On examinera en particulier comment la construction dynamique de compromis politiques et sociaux implique un travail de réinterprétation continue des principes. Dans cette perspective, l’ambiguïté ou l’indétermination des principes généraux ne peut apparaître seulement comme un défaut transitoire. Dans le prolongement de contributions récentes (de Backhaus, Matland, Jones et Clark, Reynaud), on peut au contraire estimer que la reformulation ou la réinterprétation des principes joue un rôle permanent et structurant pour certaines classes d’interactions politiques ou politico-économiques.

Les processus d’interprétation ne sont toutefois pas seulement herméneutiques : ils répondent à des stratégies des acteurs politiques et sociaux. Cette double dimension devra être prise en compte, en lien avec les travaux récents et en cours sur l’articulation de la référence aux principes et de la stratégie en politique.


Nicolas Baumard
Institut Jean Nicod

« L’émergence des normes dans une perspective naturaliste »

 La psychologie a montré que les humains disposent de nombreux systèmes inconscients (produisant des intuitions) en rapport avec les normes. Certains permettent de comparer un comportement à une norme, d’autres d’évaluer sa pertinence et sa légitimité, d’autres encore de se coordonner et de tenir compte de l’opinion des autres, des risques de sanctions sociales, d’autres enfin d’indiquer la désapprobation et par là transmettre une norme. Ces mécanismes cognitifs sont le produit d’une sélection dans un environnement de normes sociales dans lequel les humains vivent depuis des centaines de milliers d’années. Les individus incapables de tenir compte d’une norme sociale étaient désavantagés, ceux qui montraient leur capacité à proposer des normes attractives ou à sanctionner les tricheurs étaient des partenaires de valeur.

L’infra-individualisme de la psychologie est compatible avec la rationalité de l’individualisme méthodologique, d’une part parce qu’il n’exclu pas des réflexions de second ordre sur nos intuitions, d’autre part, parce que, comme en écologie comportementale, un comportement peut être rationnel sans pour autant prendre la forme au niveau de l’individu d’un calcul d’optimisation. Par ailleurs, le caractère intuitif de ces mécanismes, la perception inconsciente des sanctions sociales et le conformisme correspond aux observations de terrain de la sociologie et de l’anthropologie qui les ont souvent conduit à postuler l’action d’entités collectives. Enfin, les phénomènes décrits et mis en lumière par les divers courants interactionnistes correspondent au niveau où agissent et où sont sélectionnés ces mécanismes psychologiques, et où sont transmis les normes.

La perspective naturaliste évite t-elle le fonctionnalisme qui guette à la fois la rationalité et le holisme ? Le fait que les humains disposent de capacités à juger de la pertinence des normes n’impliquent pas qu’ils soutiennent des normes utiles. Certaines normes culturelles peuvent parasiter ou suractiver certains mécanismes et conduire à des désastres, à l’inverse d’autres normes peuvent être très avantageuses tout en étant impossibles à légitimer tant elles sont contre intuitives. De plus, l’évaluation des normes a lieu au niveau individuel et non collectif : l’émergence d’une norme peut passer inaperçue et son évaluation ne pas tenir compte des effets de composition. Je prendrai l’exemple des normes de justice et des normes de dégoût.


Benoît Testé, Gérard Guingouain & Alain Somat
LAUREPS,  Université Université Rennes 2 - Haute Bretagne, Psychologie Sociale

« Processus cognitifs et normativité sociale »

En s'appuyant sur des travaux de psychologie sociale expérimentale, l'exposé interrogera sous différents angles les rapports entre processus cognitifs et normes sociales. Trois idées seront plus particulièrement développées. Une première idée concerne le fait que certaines productions cognitives relativement basiques (par exemple la production d'explications "internes") peuvent constituer des objets normatifs en soi et, donc, se voir valorisées et récompensées dans un environnement social donné. Une seconde idée a trait aux effets de la normativité sur les processus cognitifs de bas niveaux (ayant des effets sur la rapidité de traitement, la mémorisation...). Certains travaux montrent que la valeur associée à certaines productions cognitives en facilite le traitement. Enfin, une troisième idée renvoie aux normes sociales comme objet de connaissance. La connaissance des normes, ou "clairvoyance normative", se voit inégalement distribuée dans la population. L'étude de la clairvoyance normative ouvre alors vers l'étude de la métacognition sociale.