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Méthodologie, Epistémologie et Ontologies pour la modélisation par Systèmes Multi-Agents appliqués aux Sciences Humaines et Sociales

1. Ontologies et composition des points de vue dans les modèles à base d'agents et les systèmes complexes en SHS : une construction interdisciplinaire.

2.1. La construction d'ontologies comme médiateur dans la modélisation de systèmes complexes à base d'agents pour les SHS.

La formulation d’une ontologie est un des moments de la modélisation par Système Multi-Agents (SMA) en Sciences de l’Homme et de la Société (SHS). Nous définirons plus en détails dans la suite de la première partie de ce livre les notions d’ontologie, de modèle et de système (en particulier dans les chapitres 2 à 6). Pour commencer nous proposons au lecteur de courtes définitions de ces mots qui sont suffisantes pour comprendre ce chapitre introductif.

En ingénierie des connaissances, on peut voir une « ontologie » comme « une spécification de la conceptualisation d’un domaine (de connaissance) donné » [GRU 93]. Il s’agit en pratique d’identifier les types et propriétés des entités, phénomènes, évènements, processus et relations auxquels on se réfère dans le discours d’un domaine de connaissance (par exemple la géographie, la sociologie ou l’économie). Mais nos ontologies ne visent pas ce niveau de généralité, puisqu’on ne s’intéresse qu’à la modélisation par SMA d’un problème SHS. Il nous faut alors définir la notion de « modèle ». Nous reprendrons la définition de Minsky [MIN 65]  « Pour un observateur B, un objet A* est un modèle d’un objet A dans la mesure où B peut utiliser A* pour répondre aux questions qu’il se pose sur A ». Détaillons cette définition pour en préciser le sens. Nous avons un domaine empirique d’intérêt « A » (objet de nos investigations) que nous nommerons le « domaine de référence ». Le modélisateur « B » se pose une question « Q » qui concerne ce domaine de référence. Pour répondre à la question Q sur A, la modélisation comprend un processus d’abstraction du domaine de référence empirique A vers le modèle artificiellement construit « A* », avec l’idée que les entités, opérations et relations qui structurent le modèle A* sont « suffisantes » pour répondre à la question Q que pose B sur A. Un « système » peut être défini en première approximation comme un ensemble organisé d’éléments en interaction formant un tout. Un SMA est un système artificiel (informatique) qui comporte des éléments passifs, des éléments actifs (les agents) et des relations entre ces éléments. La modélisation par SMA est donc un processus d’abstraction qui va utiliser un modèle qui sera mis en œuvre sur un SMA.

La modélisation par SMA en SHS fait appel à différentes fonctions qui peuvent se traduire par la mise en présence de plusieurs interlocuteurs. Aux deux bouts de la chaîne, il y a d’une part une fonction d’expert du domaine de référence SHS, que nous désignerons dans ce livre comme « thématicien » ; d’autre part comme le modèle doit être mis en œuvre comme SMA, il y a une fonction de développement informatique (qui n’est pas au centre de cet ouvrage). Entre les deux, il y a nécessairement une fonction de modélisation, mais nous allons distinguer deux moments dans le processus d’abstraction qui va du domaine de référence à la mise en œuvre informatique. L’activité de modélisation nécessite en effet des connaissances qui sont exprimées dans un cadre de pensée général qui permet de les organiser systématiquement. Pour désigner un tel cadre de pensée, nous parlerons de « cadre conceptuel ». Nous proposons de distinguer deux cadres conceptuels correspondant à deux fonctions distinctes (figure 1).

 

figure 1. L’ontologie comme médiateur d’un dialogue conceptuel (source Phan, 2013, chapitre 1)

La première fonction se rattache à l'expertise propre au domaine SHS considéré, et s'exprime donc dans un « cadre conceptuel SHS » qui relève du thématicien spécialiste du domaine de référence. La seconde est une fonction de modélisation qui vise à la conception d'un modèle par SMA. Le modélisateur utilise donc un cadre conceptuel adapté à la conception de modèle par SMA que nous désignerons comme « cadre conceptuel de modélisation ». Dans ce cadre, le modélisateur pense en « concepts orientés agents », adaptés à la mise en œuvre par SMA. Les concepts du cadre conceptuel de modélisation restent en principe indépendants de leur mise en œuvre dans un SMA, pour laquelle le cadre de référence pertinent pourrait être désigné comme « cadre de développement ». L'exercice de description d'une ontologie peut ainsi être vu comme un dialogue conceptuel entre le thématicien et le modélisateur, et l'ontologie comme le médiateur de ce dialogue.

1.2. Les modèles à base d'agents conçus pour la simulation par SMA ont les caractéristiques et les propriétés d'un système complexe

Le système d'agents en interaction vu comme un système complexe. Au niveau des formalismes utilisés pour la modélisation en SHS, la « modélisation à base d'agents » (ABM) s'est développée en SHS dans les années quatre-vingt-dix afin de tirer parti des potentialités offertes par les systèmes informatiques, en particulier la modélisation par SMA. Ces modèles « à base d'agents », qui visent à simuler des agents en interactions locales, ont les propriétés d'un système complexe [MUL 02] ; c'est à dire d'un système dont on ne peut prédire le comportement à partir des seules propriétés des éléments qui les composent ( Phan, 2014, chapitre 6). Un modèle par SMA est donc également un système complexe.

 

figure 2. Le cadre conceptuel SHS, le formalisme ABM, les propriétés des Systèmes Complexes et la simulation par SMA (d'apre Phan, 2014, chapitre 2)

On peut étudier de nombreux systèmes complexes sans utiliser des systèmes multi-agents, Par contre, on a besoin de recourir nécessairement aux SMA lorsque le cadre conceptuel de modélisation ABM devient plus riche, par exemple avec des agents cognitifs réflexifs, ou encore lorsqu'il y a plusieurs niveaux d'échelle ( Phan, 2014, chapitre 7), ou encore lorsque le modèle intègre plusieurs sous-modèles hétérogènes en interaction (Varenne, 2007 et Phan, 2014, Chapitres 4, 18). Pour les SHS, la modélisation « à base d'agents » permet ainsi de formaliser des situations complexes comportant des échelles (spatiales, temporelles, organisationnelles) multiples et des agents cognitifs hétérogènes engagés dans des activités sociales (Amblard, Phan 2006).

2.3. La pluralité des points de vue et sa modélisation.

Certaines questions posées pour résoudre des problèmes concrets nécessitent la contribution de différentes disciplines des SHS, ou un partenariat entre disciplines des SHS et d’autres disciplines. C’est le cas par exemple de la modélisation des socio-écosystèmes pour lequel on s’intéresse à la fois aux processus biophysiques, aux processus sociaux et aux interactions entre ces processus. Cette multiplicité des points de vue disciplinaires nous amène alors à la question : « Comment concrètement représenter et intégrer les connaissances de disciplines hétérogènes au sein d’un même modèle ? ».

A l’intérieur d’un même point de vue disciplinaire (par exemple en sciences sociales), les systèmes sociaux que l’on cherche à modéliser sont également constitués d’une multiplicité de niveaux d’organisation (réseaux sociaux plus ou moins structurées, communautés épistémiques ou de pratiques, organisations coutumières, associations, services de l’état, unités administratives, etc.). Ces niveaux d’organisation induisent eux-mêmes des points de vue différenciés sur le monde qui expliquent en partie les comportements observés. Ainsi une personne pourra être un citoyen du point de vue de l’état, un habitant vis-à-vis d’une commune, un membre d’une association, le père (ou la mère) d’une cellule familiale, etc. Chacun de ces points de vue est associé à des droits, devoirs et comportements très différents. Il en est de même des objets passifs comme un arbre qui peut appartenir à une espèce protégée du point de vue du droit, mais est aussi un réservoir de carbone, un milieu favorable à certains oiseaux et fournit finalement un excellent bois de construction sous la forme de grume. Il en est de même de cet objet particulier qu’est l’espace, induisant ainsi des structures territoriales fortement emboîtées et imbriquées. Cette multiplicité des points de vue induite par les structures sociales nous amène alors aussi à la question : « Comment concrètement représenter et intégrer de multiples interprétations sociales de la réalité au sein d’un même modèle ? ».
Ces questions présentent à la fois des différences et des similarités. Elles sont différentes car dans le premier cas, il s’agit d’intégrer différents points de vue disciplinaires sur un même système alors que dans le second cas, il s’agit d’intégrer différents points de vue des agents pour rendre compte de la dynamique du système lui-même. Donc dans le premier cas, les points de vue sont extérieurs au système (ce sont les points de vue des observateurs), dans le second cas, ils sont internes au système (ce sont les points de vue des acteurs individuels ou collectifs du système). Elles sont les mêmes, car dans les deux cas, il s’agit de représenter et d’articuler des points de vue hétérogènes. On peut même aller plus loin en faisant remarquer que les points de vue disciplinaires sont eux-mêmes socialement constitués à travers la structuration des sciences et la constitution de communautés épistémiques plus ou moins institutionnalisées. Il n’y a donc pas de différence de nature, seulement une différence de posture selon que l’on se considère comme partie prenante du système étudié ou pas.

Jean Pierre Müller (Muller, 2013, chapitre 4 de Phan, 2014) considère que la modélisation est, dans une première étape, un processus d’ingénierie des connaissances et, qu’à ce titre, on peut utiliser les nombreuses propositions faites en Intelligence Artificielle pour représenter les connaissances (logique, langages centrés-objets, graphes conceptuels, ontologies, diagramme de classe). Tous ces formalismes descriptifs peuvent s’exprimer en utilisant des logiques suffisamment générales. Les logiques de description en constituent un cas particulier qui recherche le compromis entre expressivité (pouvoir dire tout ce qu’on veut dire) et décidabilité (pouvoir faire les calculs avec cette logique en un temps fini). De plus, elles sont très orientées vers la définition de terminologies. Enfin, son extension contextuelle permet facilement d’exprimer les articulations entre points de vue, ce qui n’est pas facilement représentable par des représentations des connaissances graphiques. Ce principe a déja été utilisé dans (Livet et al. 2010) pour la construction d'ontologies pour la modélisation ABM en SHS. Dans le chapitre 4 de ( Phan, 2014), Jean Pierre Müller introduit les logiques de description, qu’il étend dans une version contextuelle. Il applique ce cadre logique et conceptuel à la conception de modèles prenant en compte plusieurs points de vue, qu’il illustre par exemple tiré d’une question SHS (le choix des collèges dans une région et les dynamiques socio-spatiales associées) dont la pluralité des points de vue (externaliste / intentionnel) est discutée par les chercheurs SHS (géographes, sociologue économistes) concernés dans le chapitre 18 de ( Phan, 2014).