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Méthodologie, Epistémologie et Ontologies pour la modélisation par Systèmes Multi-Agents appliqués aux Sciences Humaines et Sociales

2. Systemes complexes, effets de composition, emergence et formes agentives (intentionnelles et/ou comportementales ?)

L'explicitation des ontologies et/ou le modélisation des points de vue dans un langage de description formel n'est pas seulement une médiateur pour la modélisation et une méthode de communication interdisciplinaire pour faciliter le passage d'un cadre conceptuel à un modèle formel. Ce travail peut avoir un effet en retour sur les cadres conceptuels d'arrière-plan des sciences humaines et sociales (SHS) elles mêmes, et au-delà, sur la manière dont les thématiciens experts d'un domaine des SHS peuvent penser la nature et la forme des informations à collecter et à organiser dans leur domaine de référence empirique.

En effet, le cadre conceptuel de modélisation à base d'agents (ABM) comprend à minima un système et des agents. Le système est formé d'entités en relation entre elles. Les entités peuvent être passives ou actives (les agents). La définition des agents comme entités actives présuppose une définition préalable de l'action et de l'agentivité : qu'est ce qu'une action et qu'est ce qu'un agent ? Les relations entre les agents et entre ces derniers et leur environnement entraine également que ceux-ci doivent être dotés de la capacité de percevoir, émettre, traiter ou produire de l'information. Ces relations externes aux agents peuvent être analysés comme des réseaux sociaux dont les structures ont le plus souvent les caractéristiques et les propriétés de systèmes complexes.

2.1. L'articulation compréhension explication et la question de la spécificité des SHS.

D'un point de vue méthodologique, on peut centrer l'analyse sur ces propriétés « externes » aux agents, sur les raisons « internes » qu'ont les agents d'agir, ou chercher à articuler les deux dimensions. On retrouve alors de vieux débats sur la spécificité des SHS. Une démarche scientifique doit-elle se limiter à l'étude des phénomènes observables empiriquement ou peut elle remonter jusqu'à des déterminants non observables (comme les raisons, croyances ou intentions ?). Un autre point d'entrée dans ce débat oppose un point de vue dualiste qui considère que les SHS sont épistémologiquement d'une nature différente des sciences de la nature, et relèvent donc d'une méthodologie différente de celle inspirée par un point de vue positiviste moniste, que l'on résumera de la manière suivante : (1) la science repose sur des « lois » établies empiriquement et (2) les SHS pourront être considérées comme des sciences lorsque l'on aura pu y appliquer les méthodes nomologiques (lois) qui ont fait leurs preuves dans les sciences de la nature. En sociologie, par exemple, on a pu opposer une sociologie dite « statistique », largement utilisée dans ce domaine depuis Durkeim, qui cherche des « lois phénoménales », et une sociologie « compréhensive » (le point de vue subjectif de son auteur et de ses raisons) initiée par Weber. En pratique, les choses sont plus subtiles, puisque si Weber considère que l'action sociale doit d'abord relever d'une approche compréhensive, on doit ensuite expliquer causalement ses conséquences de cette action (Weber 1965).

Dans les années cinquante, ce débat oppose d'une part (1) le modèle « déductif nomologique » d'Hempel-Nagel, très critique sur l'analyse par les raisons et (2) les wittgensteiniens (Anscombe, Winch..) qui considèrent que les « raisons » ne peuvent être considérées comme des causes explicatives, car si selon (1) toute explication causale doit reposer sur une loi générale, qualifiée de « causale », comme l'explication de l'action par des raisons concerne des phénomènes mentaux non observables, elle ne peut reposer sur de telles lois empiriques générales, et les sciences sociales révèlent donc d'une approche différente.Pour Davidson (1980) comme pour Weber, une explication par les raisons n'est pas incompatible avec une explication par les causes ; il s'agit même d'un cas particulier d'explication causale. Selon lui, est possible d'expliquer des actions intentionnelles par des raisons d'agir, motivées par des désirs et des croyances (non observables) qui peuvent être considérées, lorsqu'on peut les identifier sous une description appropriée, comme les causes de ces actions. Nous désignerons comme « intentionnelle » cette approche internaliste de l'action (elle comprend des déterminants « intérieurs » : les raisons) et des effets externes (les actions et leurs conséquences).

Cette approche « intentionnaliste » peut être considérée comme une alternative à l'approche externaliste qui considère uniquement des caractéristiques observables du comportement des agents (extérieures à l'agent) : la sociologie « statistique », qui vise à connaître les faits sociaux « de l'extérieur » en étudiant leurs régularités, est un exemple d'externalisme. Adopter un point de vue intentionnel pour les agents revient à reconnaitre aux SHS un statut en partie différent par rapport aux sciences physiques, mais par rapport à l'approche wébérienne, on fait un peu « bouger les lignes » dans la mesure où si l'on étend le champ de l'explication, on conserve la compréhension, puisqu'on doit toujours in fine interpréter pour identifier la description causale pertinente.

2.2. L'approche intentionnaliste, les propriétés des systèmes complexes et la sémantique du modèle

Quelles sont les conséquences pour la modélisation à base d'agents de phénomènes sociaux d'une approche qui adopterait un point de vue « intentionnel » pour les agents ? Contrairement à ce que soutiennent les approches compréhensives purement qualitatives, on peut modéliser la relation entre les raisons et les actions en se référant à un cadre conceptuel d'arrière-plan formalisé de type intentionnel, comme par exemple la théorie de la décision, la théorie des jeux ou à des approches initialement moins formelles, mais formalisables, comme la théorie de l'action organisée (voir Chapitre 15 de Phan, 2014 pour une formalisation) ou encore l'approche « BDI » (pour Belief, Desire, Intention), inspirée de la philosophie analytique de l'action (Davidson, 1980, Bratman, 1987, Dennett 1987) et utilisée en IA et pour les SMA ([RAO 91], [GEO 99]). Formaliser un point de vue « intentionnel » pour les agents revient à donner au niveau (logique) du modèle un statut équivalent aux mécanismes cognitifs internes à un agent (entre les raisons internes et les actions effectives) et aux mécanismes externes plus généraux qui peuvent être utilisés par exemple pour formaliser les interactions entre les entités du modèle, vu comme un système complexe.

Un SMA est un système complexe artificiel. Les propriétés d'un tel système sont analysables avec les mêmes outils que les systèmes complexes physiques, et à structure équivalente, ont les mêmes propriétés. Ainsi, de nombreux modèles économiques ou sociaux reposent-t-ils sur des structures formelles que l'on peut appliquer aussi bien à des phénomènes physiques qu'à des phénomènes qui relèvent des SHS. C'est par exemple le cas du modèle développé par Gordon, Nadal, Phan et co-auteurs (REF, plus loin « GNP ») qui est en homologie structurelle avec le modèle de ferro-magnétisation étudié par Ising (voir Phan, Gordon, Nasal 2004 pour une comparaison). Des rapprochements similaires ont été faits avec le modèle de Schelling ([VIN 06], [GAU 09], [GAU 10]). Les physiciens utilisent la notion de « classe d'universalité » pour caractériser certains types de systèmes complexes formés d'entités en interaction et prédire le comportement qualitatif de ces système à partir de deux dimensions caractéristiques de la structure formelle du système considéré indépendamment des autres détails du modèle comme du domaine d'application de ce système (Weisbuch 1989). On observe en particulier de telles régularités sur des classes de réseaux (petit monde [WAT 99] et invariant d'échelle [BAR 03]) quel que soit le domaine de référence empirique où l'on peut observer de telles structures de réseaux ([BAR 02], [MEN 03]). Si les détails des modèles diffèrent, la structure syntaxique du « cœur » du modèle pour les relations externes est la même et en conséquence, les propriétés « génératives » associées présentent aussi des similarités. Mais la sémantique est différente. Pour une approche « intentionnelle », l'interprétation d'ensemble de ces propriétés du point de vue SHS appelle un questionnement spécifique sur le rôle respectif des raisons d'agir et des structures d'interactions dans les phénomènes engendrés par les simulations. Pour Boudon (1979) les structures ne définissent que le champ du possible et ne peuvent en soi constituer l'explication ultime du phénomène considéré.

A l'appui de cet argument, on peut prendre l'exemple du modèle de choix discret avec externalité « GNP »cité précédemment. Les propriétés « compositionnelles » (ou « structurales ») de ce modèle correspondent pour les physiciens à celle d'un modèle d'Ising à désordre « gelé » (dit « T=0 ») et sont entièrement données par la distribution de probabilité de valeurs « gelées » propres aux éléments en interaction, une constante / commande exogène extérieure au système et un paramètre qui formalise la force des interactions entre les éléments. Ces propriétés compositionnelles s'appliquent à tout modèle qui a la même structure formelle. Dans le modèle « GNP », elles correspondent à la formalisation d'un modèle d'agents qui font un choix discret avec influence sociale [GOR 09]. Mais le modèle formel en lui-même n'explique rien sans sa sémantique. Dans le cas qui nous intéresse, les choix des agents font l'objet d'une formalisation auxiliaire, ancrée à la fois dans la théorie de la décision et dans la théorie des jeux, qui peut être interprété comme une formalisation des raisons primaires (croyances, préférence, sous contrainte budgétaire) dans une description qui les rend causales au sens de Davidson, mais aussi de l'effet de l'influence sociale (tout aussi inobservable que les raisons primaires) sur le choix des agents. L'explication des propriétés du modèle, du point de vue des SHS, ne fait sens que dans cette sémantique, et n'a rien à voir avec l'interprétation que l'on peut faire d'un modèle où la structure des interactions serait similaire dans une autre discipline, même si l'on emploie parfois des mots similaires pour désigner des propriétés de ces modèles.

Du point de vue de la formalisation du modèle, ces « raisons » formalisées comme des mécanismes de décision « internes » à l'agent ont par construction le même statut formel que les structures d'interactions. Mais si l'on considère la portée explicative du modèle pour les phénomènes empiriques dont on cherche à rendre compte, la situation est différente, car on retrouve le problème des observables et des non-observables déjà discuté au sujet des raisons d'agir qui ne peuvent être considérés comme des causes que sous une certaine description. Dans le cas du modèles d'influence sociale « GNP », à la différence par exemple d'un champ magnétique entre deux spins, nous n'avons pas plus de moyens directs d'observer ou de mesurer les effets d'influence sociale du « voisinage » d'un agent sur ses raisons primaires d'agir (croyances et désirs - préférences) que de le faire pour les raisons primaires elles mêmes. Techniquement, cette influence joue sur les préférences et la structure résiliaire dont il est question est une construction intersubjective et non objective comme le serait un réseau physique (route, télécommunication) ou même un réseau virtuel de pointeurs hypertexte.

2.3. Les approches non intentionnalistes et les modèles à point de vue alternatifs

La modélisation à base d'agents n'entraine pas nécessairement que ces agents soient intentionnels, ou même qu'ils figurent des personnes humaines. Les géographes considèrent par exemple que les « villes » peuvent être considérées comme des agents en interaction dans un système de villes. Les simulations résultantes exhibent des propriétés typiques de systèmes complexes formés d'entité en interaction résiliaire, comme des distributions rang-taille (REF)

Dans le cas où les agents modélisent des personnes humaines, il peut être intéressant de développer un modèle qui articule des points de vue alternatifs, par exemple, un modèle qui combine sur un même problème une approche externaliste et une approche internalistes vus comme des candidats explicatifs concurrents du même phénomène (Muller et al. 2011, François et al. 2013 : chapitre 18 de Phan, 2013). Si ces deux variantes du modèle ne diffèrent que par la formalisation des comportements et non par les structures d'interactions, nous disposons d'un excellent benchmark pour identifier les situations où les propriétés du modèle dépendent principalement se la structure de système complexe des réseaux d'interaction de celles ou celles-ci résultent principalement des raisons d'agir telles qu'elles ont été formalisées dans la version « intentionnelle » du modèle.